[Extrait n°2,
Définition 2. Une société de progrès humain tend vers une situation où chaque personne dispose d’une égale capacité à mener une vie pleinement humaine, c’est-à-dire à concilier librement ses deux aspirations ontogénétiques.
Revenons un instant sur les trois expressions soulignées dans cette définition.
La société «tend vers». Donc, elle n’y est jamais. Le progrès humain n’est pas un état ultime du monde, une fin de l’Histoire. Ce n’est pas une histoire qui finit bien, mais une histoire qui continue bien. Car la tension entre «être avec» et «être soi» ne s’éteint jamais et elle vit dans des contextes qui évoluent, où il faut affronter de nouvelles contraintes et exploiter de nouvelles opportunités. La personne comme la société ne peuvent donc jamais s’arrêter de chercher l’«équilibre».
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Évaluer l’état d’une société à un moment donné n’a donc en soi guère de sens, même si on le compare à celui d’une autre société ou de la même société à une autre époque. Car le plus important en l’occurrence n’est pas de savoir où l’on est, mais où l’on va. Peu nous chaut que la société d’aujourd’hui nous paraisse éventuellement plus humaine que celle d’hier si nous sommes en train de refaire à l’envers le chemin qui avait permis ce progrès humain. Peut-être alors que la société d’hier, en dépit de ses multiples défauts, était en réalité plus progressiste: elle montait l’escalier du progrès humain au lieu de le redescendre.
Mais renouer avec ce progrès-là, sortir d’une société inhumaine, ne suppose pas de revenir à l’état passé de la société, pas plus qu’un adulte sortant d’une dépression ne doit redevenir adolescent avant de se remettre en route. Aujourd’hui on ne ressuscite jamais hier, on enfante demain. Il ne s’agit donc pas de descendre encore quelques marches de l’escalier avant de recommencer à monter, mais de recommencer ici et maintenant. C’est en cela seulement que consiste la restauration d’une société de progrès humain : la restauration d’un sens de la marche.
Et, une fois tournés vers l’avenir, nous n’entendons pas par «société de progrès humain» un nouvel état idéal à atteindre un jour plus ou moins lointain, une sorte de destination terminale. Tout état futur ne sera jamais qu’un simple instant d’une histoire en mouvement. Il en va pour la société comme pour l’être humain: le seul état idéal de l’être, à chaque instant, c’est d’être en bonne voie.
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La société de progrès humain n’est donc pas ceci ou cela, elle « tend vers ». Vers quoi? Vers une « égale capacité » à mener une vie pleinement humaine. Nous excluons donc, comme contradictoire dans les termes, l’idée qu’une telle société puisse consentir que la vie soit humaine pour certains et inhumaine pour d’autres. L’état d’intégrité et de sécurité mentales décrit plus haut reste en effet inaccessible dans une société dont tous les membres savent qu’elle peut exclure radicalement certains d’entre eux, leur interdire l’accès à une vie humaine. Une telle société entretient le sentiment que la possibilité d’une vie humaine en société n’est ni un droit ni une valeur en soi, et résulte donc d’un combat permanent, soit pour éviter l’exclusion, soit pour échapper à la rancoeur des exclus. Autrement dit, elle installe la certitude d’une impossibilité d’« être soi » tous ensemble, c’est-à-dire un conflit permanent et angoissant entre nos aspirations ontogénétiques – le contraire de l’«équilibre».
Enfin, chaque personne peut concilier ses aspirations « librement ». Autrement dit, l’équilibre de la personne est personnel ! Il n’est ni imposé, ni immuable, ni indifférencié. Cela n’exclut en rien le fait que les choix de chacun sont en partie influencés et déterminés par l’environnement social. La «liberté» dont nous parlons ici n’est pas l’autonomie absolue d’un être abstrait, d’un Dieu, qui vivrait hors du monde. Personne n’a la liberté d’être un extraterrestre ou de naître dans un autre monde ou un autre temps que les siens. Nous parlons ici de la liberté d’un être humain concret, c’est à- dire de l’autonomie nécessairement relative d’une personne née quelque part, dans un noeud de relations, de conventions, de règles, d’opportunités et de contraintes. Nous entendons donc par «librement » le fait d’échapper à la domination de certains qui, en raison d’un pouvoir, seraient en mesure d’imposer leur conception de la vie en société et pourraient ainsi, en alourdissant le fardeau de contraintes pesant sur les autres, alléger leur propre dépendance à l’environnement qui constitue la commune condition humaine.
Les sociétés de régression inhumaine
Le concept de «société de progrès humain» nous permet de définir en quoi consiste a contrario une «société de régression inhumaine»:
Définition 3. Une société de régression inhumaine entrave la quête de l’équilibre personnel par un processus politique délibéré visant à hypertrophier l’une des aspirations ontogénétiques et à réprimer l’autre ou, pis, à réprimer les deux.
Selon que l’une ou l’autre des deux aspirations ontogénétiques est réprimée, ou les deux à la fois, on distingue trois types de régression inhumaine: l’«hypersociété», la «dissociété» et le régime totalitaire.
Définition 4. L’«hypersociété» est une société qui hypertrophie l’«être avec» (la dimension sociale de l’existence et les liens collectifs), au point de réprimer ou de mutiler l’«être soi» (l’aspiration à l’épanouissement personnel et à l’autonomie).
L’archétype de l’hypersociété est un système collectiviste ou communiste.
Définition 5. La «dissociété» est une société qui réprime ou mutile le désir d’«être avec» pour imposer la domination du désir d’«être soi».
L’archétype de la dissociété est la société de marché néolibérale fondée sur l’extension maximale de la libre compétition à toutes les activités humaines. C’est à cette dissociété que nous consacrerons l’essentiel des développements qui suivent.
Bonjour, je suis d'accord avec Julien. Ce n'est pas tous les jours que l'on a un article d'aussi bonne qualité. Merci.