Marchéisme et dissociété
Penser en pessimiste, agir en optimiste. Sous le signe de cette
maxime, Jacques Généreux appelle à un audacieux combat culturel contre
la « mutation anthropologique » qui menace, selon lui, l’espèce
humaine. L’empire du « marchéisme » - terme que cet économiste
socialiste préfère à celui de « néolibéralisme » - nous condamnerait à
une impitoyable « dissociété ». Les logiques économiques à l’œuvre,
explique-t-il, conduisent à une hypertrophie de la compétition entre
les hommes au regard de leur coopération. Ce déséquilibre entre les
deux versants de la nature humaine créée les conditions d’une
redoutable « guerre incivile » qui « dissocie » les individus les uns
des autres au point de faire presque disparaitre la société.
Avec un talent pédagogique certain, l’auteur s’attaque à la
racine les thèses néolibérales. Il s’emploie à réfuter méthodiquement
leurs présupposés théoriques, rarement discutés tant ils sont tombés
dans le sens commun. « L’hypothèse d’un individu parfaitement
indépendant des autres, égoïste et prédateur par nature, insociable
sans la menace d’une autorité ou la promesse d’un profit personnel, est
totalement et définitivement infirmée par les sciences de l’homme et de
la nature », tranche-t-il. Généreux dénonce avec verve la fausse
histoire de l’homme, méchant animal qui aurait été civilisé grâce à
l’économie marchande.
La force du « marchéisme » est de recycler à son profit les
maux qu’il génère. Si le règne sans partage du marché mène à « la
victoire de la peur » de l’autre, le cycle production-consommation est
là pour calmer cette angoisse. Généreux rejoint ici la vieille
problématique de l’aliénation. Il ne masque pas son désaccord profond
avec les gauches classiques, marxistes ou social-démocrates, restées
prisonnières de la vision de l’Histoire et du progrès des néolibéraux.
Le nouveau socialisme de Généreux suppose une rupture philosophique.
Jacques Généreux, La Dissociété, Seuil, 445 pp., 22 €.