Vie humaine et société de progrès humain
[Extrait n°1, (...) «Être soi » et «être avec » Ainsi, dans ce monde gagné par le
modèle néolibéral de la compétition généralisée, du chacun pour soi et de la
course à l’argent, nous savons pourtant au quotidien que c’est la
qualité des liens qui fait le bonheur
et non pas la quantité des biens. Nous
avons besoin d’amitié, pas de productivité ; besoin d’attention,
pas de tension. Et chaque soir, après le travail, après le
supermarché, quand les moins aliénés
d’entre nous rentrent chez eux, ils ne s’étonnent pas une seconde de prendre un
plaisir infini à cesser la lutte et le sprint, à goûter la tranquillité et la sécurité, à jouir du « zéro productivité » et de la
lenteur, à donner sans exiger et à recevoir sans payer ce qui d’ailleurs
n’a pas de prix : le bonheur d’être enfin soi-même avec les
siens. Ceux qui ont ce bonheur-là savent que ce sentiment d’être soi et pour soi, tout en étant avec et
pour les autres, constitue l’essence
d’une vie humaine. Et, au regard de cette vie-là, le rôle de «battant », de fantassin de la guerre économique,
qu’on nous demande parfois de jouer,
ou que nous regardons jouer par d’autres, nous apparaît souvent comme une
simple posture aberrante, étrangère à
nos désirs, mais, hélas, inévitable, imposée par un monde qu’il n’est pas en
notre pouvoir de choisir ou de rejeter. Mais se peut-il vraiment que nous
acceptions de vivre et que nous trouvions quelque agrément dans une société dont
les valeurs et les finalités
nous seraient radicalement étrangères ? Non, pas vraiment ! Déjà au
milieu du XVIe siècle, Étienne de Alors, combien plus étonnante serait,
de nos jours, la tyrannie d’une
politique injuste et contraire aux désirs du plus grand nombre dans une
société où les « tyrans » remettent en jeu leur pouvoir tous les quatre ou cinq ans. Répétons-le, il nous faut prendre au
sérieux une double propriété des
démocraties contemporaines : d’une part, le système économique et social ne
peut être imposé par la force ; d’autre part, les nouveaux modes de production flexibles et
décentralisés requièrent une
coopération et une implication volontaires du plus grand nombre. Ce constat
n’exclut nullement des rapports de force favorables au capital et aux
oligarchies en place, et donc des effets de domination (déjà évoqués et dont il sera à nouveau question). Mais l’explication de la soumission au modèle par la
seule domination est plus qu’insuffisante. Car le fait est qu’aucune domination
n’a jamais empêché des hommes et des femmes de combattre et de mourir pour
leurs idées. Et l’Histoire nous montre combien l’énergie qu’ils dépensent dans cette lutte n’est pas
proportionnée à leurs chances de réussite, mais à l’injustice qu’ils
éprouvent. Le pouvoir du plus fort
n’explique donc pas tout, dans la soumission ou la révolte du plus faible : les sentiments de ce
dernier sont également déterminants. (...) Quand la soumission l’emporte sur la
révolte, il faut bien supposer l’existence d’arrangements internes, où les satisfactions que nous tirons du présent
contrebalancent les désagréments de
notre servitude. Si tel n’était pas le cas, on ne voit vraiment
pas pourquoi des atteintes aux droits sociaux qui auraient déclenché
une grève générale à l’époque où la troupe tirait sur les grévistes
seraient tolérées à l’époque où le droit de grève est inscrit dans Par conséquent : sans négliger le
rôle des rapports de force, il nous
faut bien considérer ce qui, dans le modèle néolibéral, suscite une soumission ou un engouement plutôt qu’une
répulsion. La société de marché et de compétition généralisée ne
peut s’installer que dans la seule
mesure où elle repose aussi, pour partie, sur des finalités et des valeurs
partagées par le plus grand nombre et qui suscitent une adhésion suffisante
pour compenser, d’une manière ou d’une autre, une tendance à la désaffection.
Dès lors, si contradiction il y a
entre nos valeurs de solidarité et les principes de rivalité,
entre notre désir de vivre en paix et les exigences de la guerre économique, ce
n’est pas une contradiction entre nous et la société, mais une ligne de
fracture intime, une tension interne entre les aspirations contradictoires qui façonnent notre être. Aucune fastidieuse introspection
n’est nécessaire pour mettre au jour de telles contradictions : elles sont suffisamment
évidentes et fréquentes pour nous en
dispenser. (...) Inutile de multiplier les exemples,
puisque nous touchons là à l’expérience
intime la plus évidente : nous sommes traversés et parfois
tiraillés par une pluralité d’aspirations. On peut donc, tout à la fois, être un citoyen éclairé et un consommateur
aveugle, avoir l’« esprit sportif » et
le chauvinisme d’un hooligan, être solidaire et égoïste, solitaire et sociable, partageur et avare. Dans Quel
renouveau socialiste ? – réflexion
sur les fondements du socialisme et du libéralisme (Textuel, 2003) –,
j’ai suggéré que l’ensemble des aspirations humaines puisse se résumer en deux
tendances indissociables et
constitutives de l’être humain : «La nature humaine est faite de l’interaction continue entre une
aspiration à l’autonomie et une aspiration à l’association, entre la pulsion
d’autosatisfaction et le désir de faire société. C’est pourquoi les
hommes et les femmes ne sont pas guidés par leur seul intérêt personnel,
mais aussi par des valeurs, des
croyances et des conventions qui les constituent en communauté solidaire […]. L’humanité […] est mue
par deux aspirations en interaction
permanente : désir de libération et
désir de socialisation, le désir
d’être soi et le désir d’être avec. […] Et cela ne sert à rien de chercher laquelle des deux
aspirations est première ou seconde,
elles vont ensemble. » En écrivant cela, j’étais convaincu
d’« enfoncer des portes ouvertes », d’énoncer des banalités universellement
reconnues. Reconnues par le sens
commun, du moins. J’insistais en revanche, dans ce précédent livre, sur l’incapacité commune des doctrines issues
du libéralisme et du marxisme à fonder leur science de l’homme et de la société sur un postulat
anthropologique conforme à cette réalité, banale certes, néanmoins seule
juste : l’homme est un être social par
essence, par naissance, et non par construction intellectuelle ou politique ; il est constitué par ses liens aux autres, et la
grande affaire de sa vie, celle qui commande toutes les autres, est de
concilier ses liens et sa liberté, de savoir comment être soi et avec les autres, pour soi et pour
les autres, comment exister en eux sans se dissoudre en eux. Toutefois, un peu
plus d’un an après avoir écrit ces
banalités, la lecture d’un livre de François Flahault 101 me rappela à quel point elles recelaient une philosophie de l’être
– une nouvelle ontologie – moins
triviale qu’il me semblait puisqu’elle se trouve en réalité très
marginale dans la pensée occidentale. Je reviendrai par la suite sur les
égarements de cette pensée (chap.6, 7, 8). Mais avant d’en venir à la discussion des discours savants, il n’est pas inutile d’aller jusqu’au bout des
enseignements déjà présents dans nos
banales mais précieuses intuitions communes. Nous en étions donc à l’intuition
première que chacun désire « être soi et pour soi » mais aussi et en même temps
« être avec et pour les autres ». Pour éviter de les réénoncer indéfiniment, je
désignerai par la suite ces deux aspirations fondamentales comme « aspirations ontogénétiques », marquant ainsi qu’elles
sont constitutives de l’être, qu’elles
participent conjointement à la genèse de l’être (ontogenèse). Entre ces deux rives de l’être, nous
sommes en tension permanente, nous
cherchons l’équilibre, le compromis nécessaire. Nécessaire, parce que nous ne sommes rien sans les
autres, mais ne sommes pas davantage
si les autres sont tout pour nous. Nous souhaitons préserver notre indépendance, mais pas être abandonnés. Nous
n’aimons la solitude qu’aux moments où nous ne nous sentons pas seuls. Nous voulons être aimés, mais pas
envahis. Il n’est pas sorcier de
comprendre comment cette tension première commande notre balancement entre intérêt personnel et intérêt général, rivalité et solidarité, repli sur soi et
sociabilité, etc. Comme l’indiquent ces quelques
exemples, nos aspirations ontogénétiques peuvent entrer en contradiction,
engendrer en nous un conflit de valeurs ou d’objectifs. Mais elles
peuvent aussi entrer en synergie positive, se compléter et se renforcer
l’une l’autre. Nous en faisons notamment l’expérience dans les
relations amoureuses, amicales ou
filiales. (...) La capacité de chacun à trouver le
chemin d’une synergie positive entre ses deux aspirations au lien et à la
liberté est certainement affectée par
l’histoire singulière de ses relations personnelles aux
autres, et tout particulièrement de ses relations originelles avec sa mère,
son père, sa famille, ses instituteurs, ses premiers copains et
copines – en un mot tous ceux qui constituent conjointement ses «
éducateurs », ceux avec qui il a appris à vivre. Mais cette histoire singulière
ne se déroule pas dans une éprouvette de laboratoire isolée du reste du monde. Elle prend place dans le
contexte d’une société, avec ses
institutions, ses règles, ses politiques publiques et enfin sa culture,
c’est-à-dire un ensemble de conventions, d’idées, de croyances, de connaissances,
d’habitudes, de modes de vie, de
rites, de valeurs, etc. Or ce contexte social et culturel
affecte aussi, directement ou indirectement, l’élaboration du compromis personnel
entre l’« être soi» et
l’« être avec ». Directement tout d’abord, par les opportunités, incitations,
gratifications et sanctions, matérielles ou symboliques, que la société offre à
l’individu selon qu’il penche davantage du côté de l’égocentrisme (être soi) ou
plutôt du côté de la « sociation» (être avec). Indirectement ensuite, par le
biais des «éducateurs » qui baignent eux-mêmes dans la culture de la société
et lui servent d’amplificateur auprès de jeunes enfants enclins à adopter les
comportements qui suscitent les récompenses ou écartent les punitions. Ainsi, selon l’orientation dominante
de la culture et du système économique
et social, les individus disposeront plus ou moins de possibilités concrètes, de soutien collectif, d’incitations
et de gratifications pour épanouir leur penchant à
l’individuation ou leur penchant à la
sociation. Ils seront plus ou moins portés vers la construction d’un équilibre
entre ces inclinations, ou bien tentés, voire contraints, de rompre l’équilibre, ou, pis encore, de dissoudre leur unité, soit dans un délire fusionnel noyant
l’individu dans le tout social, soit
dans un délire narcissique exaltant l’autonomie et la toute-puissance du moi. La société peut donc aider chacun à
vivre en être pleinement humain,
c’est-à-dire entier, comme un « moi social », libre et relié, grandissant
et avançant sur les deux jambes qui autorisent la bonne marche de
l’être. Elle peut aussi contrarier cette croissance équilibrée et pousser les individus à cahoter sur une
seule jambe : tout social privé de lui-même, ou tout à lui-même privé des
autres. Traitement inhumain qui, par
différence, nous met sur la piste de ce
qui constitue ou non une société « vraiment » humaine. (...) La société de progrès humain (...) Je propose d’appeler « société de progrès humain»
une société qui favorise l’épanouissement d’une vie pleinement humaine, au sens
où j’ai commencé de définir celle-ci, à savoir : Définition 1. Une vie pleinement humaine consiste dans la réalisation
d’un équilibre personnel entre les deux faces inextricables de notre désir d’être : l’aspiration à «être soi»
et l’aspiration à « être avec ». Précisons ce que nous entendons par «
équilibre ». Cela ne signifie ni
juste milieu, ni compromis contraint et forcé, ni encore absence de
contradictions ou de conflits. Il s’agit plutôt d’un état d’intégrité et de
santé mentales, dans lequel la personne met en harmonie ses aspirations
ontogénétiques, sans devoir pour cela mutiler l’une d’entre elles, sans
connaître un état de conflit interne permanent et anxiogène. (...) Ayant ainsi explicité ce que nous entendions par «
vie humaine », nous pouvons à présent
proposer cette autre définition : Définition 2. Une
société de progrès humain tend vers une situation où chaque personne
dispose d’une égale capacité à mener une vie pleinement humaine,
c’est-à-dire à concilier librement ses deux aspirations ontogénétiques. (...) Prochain extrait : Qu’est-ce que Qu'est-ce que la Dissociété ?
[Extrait n°2,
Définition 2. Une société de progrès humain tend vers une situation où chaque personne dispose d’une égale capacité à mener une vie pleinement humaine, c’est-à-dire à concilier librement ses deux aspirations ontogénétiques.
Revenons un instant sur les trois expressions soulignées dans cette définition. La société «tend vers». Donc, elle n’y est jamais. Le progrès humain n’est pas un état ultime du monde, une fin de l’Histoire. Ce n’est pas une histoire qui finit bien, mais une histoire qui continue bien. Car la tension entre «être avec» et «être soi» ne s’éteint jamais et elle vit dans des contextes qui évoluent, où il faut affronter de nouvelles contraintes et exploiter de nouvelles opportunités. La personne comme la société ne peuvent donc jamais s’arrêter de chercher l’«équilibre». (…)
Évaluer l’état d’une société à un moment donné n’a donc en soi guère de sens, même si on le compare à celui d’une autre société ou de la même société à une autre époque. Car le plus important en l’occurrence n’est pas de savoir où l’on est, mais où l’on va. Peu nous chaut que la société d’aujourd’hui nous paraisse éventuellement plus humaine que celle d’hier si nous sommes en train de refaire à l’envers le chemin qui avait permis ce progrès humain. Peut-être alors que la société d’hier, en dépit de ses multiples défauts, était en réalité plus progressiste: elle montait l’escalier du progrès humain au lieu de le redescendre. Mais renouer avec ce progrès-là, sortir d’une société inhumaine, ne suppose pas de revenir à l’état passé de la société, pas plus qu’un adulte sortant d’une dépression ne doit redevenir adolescent avant de se remettre en route. Aujourd’hui on ne ressuscite jamais hier, on enfante demain. Il ne s’agit donc pas de descendre encore quelques marches de l’escalier avant de recommencer à monter, mais de recommencer ici et maintenant. C’est en cela seulement que consiste la restauration d’une société de progrès humain : la restauration d’un sens de la marche. Et, une fois tournés vers l’avenir, nous n’entendons pas par «société de progrès humain» un nouvel état idéal à atteindre un jour plus ou moins lointain, une sorte de destination terminale. Tout état futur ne sera jamais qu’un simple instant d’une histoire en mouvement. Il en va pour la société comme pour l’être humain: le seul état idéal de l’être, à chaque instant, c’est d’être en bonne voie. (…) La société de progrès humain n’est donc pas ceci ou cela, elle « tend vers ». Vers quoi? Vers une « égale capacité » à mener une vie pleinement humaine. Nous excluons donc, comme contradictoire dans les termes, l’idée qu’une telle société puisse consentir que la vie soit humaine pour certains et inhumaine pour d’autres. L’état d’intégrité et de sécurité mentales décrit plus haut reste en effet inaccessible dans une société dont tous les membres savent qu’elle peut exclure radicalement certains d’entre eux, leur interdire l’accès à une vie humaine. Une telle société entretient le sentiment que la possibilité d’une vie humaine en société n’est ni un droit ni une valeur en soi, et résulte donc d’un combat permanent, soit pour éviter l’exclusion, soit pour échapper à la rancoeur des exclus. Autrement dit, elle installe la certitude d’une impossibilité d’« être soi » tous ensemble, c’est-à-dire un conflit permanent et angoissant entre nos aspirations ontogénétiques – le contraire de l’«équilibre». Enfin, chaque personne peut concilier ses aspirations « librement ». Autrement dit, l’équilibre de la personne est personnel ! Il n’est ni imposé, ni immuable, ni indifférencié. Cela n’exclut en rien le fait que les choix de chacun sont en partie influencés et déterminés par l’environnement social. La «liberté» dont nous parlons ici n’est pas l’autonomie absolue d’un être abstrait, d’un Dieu, qui vivrait hors du monde. Personne n’a la liberté d’être un extraterrestre ou de naître dans un autre monde ou un autre temps que les siens. Nous parlons ici de la liberté d’un être humain concret, c’est à- dire de l’autonomie nécessairement relative d’une personne née quelque part, dans un noeud de relations, de conventions, de règles, d’opportunités et de contraintes. Nous entendons donc par «librement » le fait d’échapper à la domination de certains qui, en raison d’un pouvoir, seraient en mesure d’imposer leur conception de la vie en société et pourraient ainsi, en alourdissant le fardeau de contraintes pesant sur les autres, alléger leur propre dépendance à l’environnement qui constitue la commune condition humaine.
Les sociétés de régression inhumaine
Le concept de «société de progrès humain» nous permet de définir en quoi consiste a contrario une «société de régression inhumaine»:
Définition 3. Une société de régression inhumaine entrave la quête de l’équilibre personnel par un processus politique délibéré visant à hypertrophier l’une des aspirations ontogénétiques et à réprimer l’autre ou, pis, à réprimer les deux.
Selon que l’une ou l’autre des deux aspirations ontogénétiques est réprimée, ou les deux à la fois, on distingue trois types de régression inhumaine: l’«hypersociété», la «dissociété» et le régime totalitaire.
Définition 4. L’«hypersociété» est une société qui hypertrophie l’«être avec» (la dimension sociale de l’existence et les liens collectifs), au point de réprimer ou de mutiler l’«être soi» (l’aspiration à l’épanouissement personnel et à l’autonomie).
L’archétype de l’hypersociété est un système collectiviste ou communiste.
Définition 5. La «dissociété» est une société qui réprime ou mutile le désir d’«être avec» pour imposer la domination du désir d’«être soi».
L’archétype de la dissociété est la société de marché néolibérale fondée sur l’extension maximale de la libre compétition à toutes les activités humaines. C’est à cette dissociété que nous consacrerons l’essentiel des développements qui suivent.
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